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Ink Kingdom : un « Royaume d’encre » de deux cents visages – une galerie de portraits. Le tuilage des figures crée une circulation entre vie intime, allégories ou encore référents culturels. Truc-Anh dessine une carte mentale à partir de pôles apparemment hétéroclites : de Voldemort à son propre grand-père, de Gandhi à Batman, de Tom York à Jules César, d’une Linda à Marlène Dietrich, ces fantômes surgissent du papier en physionomies tendres ou grimaçantes, confuses ou élégantes, en profils grotesques, regards fantasmés ou vécus, portraits-charges ou métaphores douces-amères. La quantité joue un rôle essentiel dans l’effet hypnotique de ce peuple issu des brumes de l’encre. Une accumulation qui révèle un caractère obsessionnel, résultat d’une urgence à convoquer ces rencontres comme on compulse un album des souvenirs pour retrouver le fil des identités.

Le bruissement de cette foule tient à la fois du vacarme et du chuchotement. Prolifération graphique étourdissante, qui confronte les énergies d’Est en Ouest – l’ombre de Goya et Hokusai, les mangas
et la planète des singes : les images se pensent en plusieurs langues. Truc-Anh, polyglotte pictural, traduit les innombrables contraires auxquelles sont confrontées nos émotions d’aujourd’hui ; il refuse la dualité pour tisser un fouillis de significations paradoxales – enragées ou jubilatoires. A coups de contrôle et accident, compulsif et retenu, griffe et caresse, tache et cerne, chaque dessin est une exploration risquée en terra incognita d’écriture plastique. Depuis plusieurs années d’ailleurs, de pas en pas, Truc-Anh élargit le cercle de ses trajectoires pour retrouver la force du premier trait, l’esprit du débutant, la pertinence d’une transgression.

L’artiste déploie cette stratégie à l’intérieur d’une technique – ici la pratique de l’encre de Chine, et son combat entre la nuit et la lumière – ou, dans des démarches précédentes, en se déportant d’un médium à un autre, jusqu’à travailler l’environnement par des mises en scène d’une grande précision ou en mettant en jeu son corps par la performance et l’improvisation.

A nouveau, au cœur de Ink Kingdom, le corps. Les énergies viennent droit du plexus, à la fois condensées dans l’économie des traces et explosées dans la prolifération : le pinceau surgit, s’enfonce, crie, brouille, tranche... Brute comme le raku, raffinée comme un haiku, chaque figure est le produit d’une maîtrise graphique confrontée au lâcher prise, née sur le papier à partir du geste et de l’instant, saisie à la rencontre de l’encre et de la mémoire.

Les légendes attribuées aux calligraphies prennent ici une place spécifique : elles précisent l’intention tout en ouvrant à l’imaginaire, creusant l’écart entre le vu et le pensé tout en modulant les distances. En effet, reconnaître « Ai Wei Wei » sous le portrait de l’artiste bien connu n’est pas lire « Celui dont on tait la peur » ; et « Rampling held by Egglestone hold by Teller hold by me » impose une narration dont on aura peine à trouver l’improbable fil. Ce travail sur le titre fait écho à celui d’une l’exposition de 2014, « oNiReaKHoWaRiGNoRaLiSMe » : il y reprend le mot « onirique » –dont « Oni » est aussi un héros de jeux vidéo – puis insère « Khong » (néant, en vietnamien), qu’il colle à « War » ; enfin, « ignorance » se termine en « isme ». Ce qui n’interdit pas d’y trouver encore « who » ou « réalisme », « moralisme » et « reac(K?) »... dans une lecture définitivement ouverte, on l’aura compris.

Si ce télescopage linguistique peut passer pour une signature, il rappelle la typographie d’un code secret et prend l’allure d’un manifeste encore orphelin de son texte. Il évoquerait aussi une inclassable philosophie à inventer qui, selon l’artiste, pourrait régner sur ce « Royaume d’encre ».

On l’a vu, Truc-Anh malmène les syntaxes littéraires et iconiques dans une évidente nécessité de nous emmener loin, tant des « prêt-à-penser » que des « prêts-à regarder », qui n’en finissent pas de se déliter. Effritement des mémoires surencombrées ; décomposition des logiciels idéologiques ; obsolescence de la pensée binaire...
Truc-Anh est-il un nomade ? Entre Ho Chi Minh ville, Paris et le mainstream international, il vérifie ses racines et multiplie les itinéraires pour une œuvre touffue et puissante, dans une recherche obstinée d’un noyau existentiel à approcher au-delà de ses propres origines.

Vincent Cartuyvels 

 

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